OSPAAAL- couverture "Tricontinentale" 1995 |
Par Montaine Kayaert (Sociologue / gauche / Belgique)
Article publié le 18 avril 2023 par Lava
Depuis quelques années, l’intersectionnalité s’est imposée comme théorie dominante dans l’analyse des rapports de domination. Pourtant, cette dernière semble oublier la spécificité du rapport de classe.
L’intersectionnalité part d’un constat simple : les différents rapports de domination (classe, race et genre par exemple) se croisent et créent des discriminations spécifiques. Une personne qui vit une domination de classe et de genre ne vit pas les mêmes discriminations qu’une personne vivant seulement une domination de classe.
Un peu d’histoire
L’intersectionnalité se fait connaître via le mouvement black feminist aux États-Unis. C’est la juriste étasunienne Kimberlé Crenshaw en 1991 qui donne un nom au concept d’intersectionnalité. Cette dernière observe que « […] le positionnement des femmes de couleur, à l’intersection de la race et du genre, rend leur expérience concrète de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier qualitativement différente de celle des femmes blanches. »1
L’autrice souligne également le fait que les expériences des femmes noires, leurs positions intersectionnelles, sont marginalisées au sein du mouvement féministe et du mouvement antiraciste2.
Pour le dire simplement, Kimberlé Crenshaw se rend compte que les femmes noires ne trouvent leur place ni dans le mouvement féministe (majoritairement blanc) ni dans le mouvement antiraciste (majoritairement masculin)3.
L’intersectionnalité : qu’est-ce que c’est ?
Cette théorie entend analyser les rapports sociaux sous une forme bien spécifique. Selon l’intersectionnalité, les différents rapports sociaux de domination tels que le genre et la classe s’entrecroisent et créent des discriminations spécifiques pour les individus se trouvant à ces intersections. Patricia Hill Collins4explique : « […] Le terme intersectionnalité fait référence à l’intuition critique selon laquelle la race, la classe, le genre, la sexualité, l’ethnicité, la nation, capacité et âge ne fonctionnent pas comme des entités unitaires et mutuellement exclusives, mais comme des phénomènes qui se construisent réciproquement et qui, à leur tour, façonnent des inégalités sociales complexes. »5 Notons que l’intersectionnalité n’est pas une simple addition des discriminations, c’est le croisement entre différents rapports de domination qui construit des catégories spécifiques d’oppression.
Éléonore Lépinard6 ajoute que l’expérience de groupes se situant à l’intersection crée « des intérêts politiques spécifiques »7. De plus, pour les intersectionnels, il est impensable de placer un des nombreux rapports de domination comme prioritaire ou surdéterminant par rapport à un autre. La non-hiérarchie des rapports de domination est donc substantielle à l’intersectionnalité. Pourtant, on peut observer que les autrices classiques de l’intersectionnalité comme Kimberlé Crenshaw ou encore Angela Davis* se concentrent sur certains axes de domination. Cela dévoile une faille de la théorie intersectionnelle. Il n’y aurait aucune hiérarchie entre les rapports de domination et pourtant, les intersectionnels eux-mêmes parlent plus de certains rapports que d’autres. La race, le genre et la classe sont beaucoup plus travaillés que l’âge, le statut administratif ou la sexualité par exemple. Ce qui montre qu’il est compliqué, voire quasi impossible, d’appliquer totalement l’idéal théorique à la pratique.
Une fausse bonne idée ?
Eléonore Lépinard met parfaitement en lumière le point de vue intersectionnel sur la question de la primauté du rapport de classe : « Elle [l’intersectionnalité] viendrait occulter les “vrais rapports sociaux”, ceux qui comptent vraiment politiquement et analytiquement, à savoir ceux liés à la classe sociale, au “populaire”, érigés en principe fondamental de division du social »8. C’est d’ailleurs la critique que les intersectionnels font aux marxistes : « Contrairement à la matrice marxiste, il [le point de vue intersectionnel, NDLR] vise aussi à ne pas privilégier une seule forme de subordination »9.
L’intersectionnalité prétend détenir le monopole de l’analyse des rapports sociaux dans leurs interactions. Le marxisme par exemple, ne se focaliserait que sur la question de la classe et serait incapable d’analyser d’autres formes de domination. Voilà une attaque antimarxiste tout à fait classique, mais qui ne résiste pas à l’analyse des faits. Si le marxisme postule que le rapport de classe est surdéterminant, il ne nie pas l’importance d’autres rapports sociaux. Engels a abondamment analysé la question du rapport entre les hommes et les femmes10 et Marx a toujours traité de la question coloniale ainsi que du racisme11. Les successeurs de Marx et Engels ont également continué d’analyser d’autres rapports en relation avec la classe12.
Si le marxisme postule que le rapport de classe est surdéterminant, il ne nie pas l’importance d’autres rapports sociaux.
Thomas Sankara, président du Burkina Faso, leader marxiste de la révolution burkinabée, analyse lui aussi différents rapports de domination en même temps. Il dit : « Tous les fléaux de la société néocoloniale, la femme les subit doublement. Premièrement, elle connaît les mêmes souffrances que l’homme. Deuxièmement, elle subit de la part de l’homme d’autres souffrances. »13
À l’université, l’intersectionnalité se construit en partie en opposition à l’approche marxiste avec comme prétention de dépasser celle-ci. Cette construction en opposition a pour conséquence l’oubli de certaines spécificités liées au rapport de classe. On oublie trop souvent que la classe n’est pas seulement un rapport de domination, mais il est également un rapport d’exploitation entre capitalistes et travailleurs.
La centralité du travail et d’exploitation
En effet, il existe une grande confusion entre les termes de domination et d’exploitation. L’exploitation est toujours un rapport de domination, mais tout rapport de domination n’est pas un rapport d’exploitation. L’existence même des classes est définie par l’exploitation c’est-à-dire l’accaparement par la classe capitaliste de la richesse produite par la classe travailleuse. Les capitalistes peuvent le faire car ils sont propriétaires des moyens de production, ce sont eux qui détiennent les usines par exemple. De ce point de vue, le rapport de classe se distingue de tous les autres rapports de pouvoir. Le rapport de classe implique une contradiction fondamentale entre les intérêts de l’une et de l’autre inhérente au système capitaliste. C’est cela qui définit les classes, le rapport d’exploitation. Ce n’est pas qu’une question de richesse ou de revenus.
Dans ce contexte, il ne peut pas y avoir d’égalité entre les classes car elles sont définies par l’inégalité. Soit elles disparaissent, soit l’exploitation perdure. On ne peut pas faire le même constat pour d’autres formes de domination. L’égalité entre les hommes et les femmes par exemple, n’implique pas leur disparition car ces catégories ne sont pas définies par des intérêts fondamentalement contradictoires. L’égalité entre les hommes et les femmes n’implique pas la disparition de ces catégories sociales.
La perspective intersectionnelle, en manquant de lucidité sur le fonctionnement du système capitaliste, finit souvent par passer à côté du cœur du problème : « On lutte contre les expressions de la domination, qui n’en sont que les symptômes, au lieu de s’en prendre au système qui les produit. »14
De plus, nombreux sont ceux qui pensent que mettre une hiérarchie dans les luttes pose une hiérarchie morale ou une hiérarchie de vécu/ressenti. Évidemment, il n’est pas question de cela. Il est impossible d’affirmer par exemple que la lutte contre le racisme est plus importante sur le plan du vécu que celle pour l’augmentation salariale ou du bien-être au travail. On ne peut pas hiérarchiser la souffrance ou le vécu. Mais cela n’implique pas une équivalence en termes de stratégie. L’économie, comprise comme la manière dont une société donnée organise la production de ses besoins pour sa survie (nourriture, logement, transport, etc.), concerne toute l’humanité sans exception. La manière dont on produit est une question centrale à travers les époques et en tout lieu.
J’ai eu l’occasion d’interroger des déléguées syndicales à propos du féminisme intersectionnel dans le cadre du 8 mars. Les déléguées syndicales ne vont pas dans le sens de la pensée intersectionnelle. Elles placent les enjeux économiques clairement au centre. Évidemment, elles relient les enjeux économiques au fait que ce sont des femmes ou pour certaines des migrantes. D’ailleurs, elles ne nient pas l’importance de se battre contre le racisme ou le sexisme. Cependant, pour chacune d’entre elles, il existe une primauté des enjeux économiques autant dans leur vie quotidienne que dans leur militantisme de terrain. Ce n’est pas un discours rhétorique sur le fait qu’un combat serait plus important qu’un autre. C’est une position qui s’ancre dans leur pratique militante. La non-hiérarchisation des luttes dans la grille intersectionnelle se heurte à la pratique des déléguées syndicales… L’une d’entre elles dit :
« Je crois que le combat maintenant contre lequel on doit le plus se battre, c’est la loi de 96 [Loi qui bloque actuellement une réelle augmentation salariale NDLR]. Je crois qu’on doit vraiment beaucoup lutter pour plus de salaire et en particulier, pour que nous les femmes, puissions avoir une bonne pension, […] je ne me vois pas encore travailler à 67 ans ».
Une autre déléguée ajoute :
« […] Fin le travail ça structure la vie de tellement de gens et on en parle pas du tout assez. Ou qu’en fait on a abandonné le truc là-dessus […] en tous cas les mouvements féministes jeunes font pas toujours le lien avec ça. […] ».
Conclusion
Nous pourrions aborder bien d’autres aspects de l’intersectionnalité, notamment sur les conséquences de cette perspective sur les pratiques militantes (call out, élitisme, etc. À ce sujet, voir Aurore Koechlin, La révolution féministe). Je voulais plutôt insister sur certaines de ses prémisses théoriques qui mènent selon moi à une impasse. D’une part, cette théorie ne permet pas de s’attaquer au fond du problème : le capitalisme. D’autre part, elle se heurte au vécu et aux pratiques des militantes syndicales, pourtant à l’avant-poste de la lutte féministe et de la lutte économique. Si certains affirment : « Pas de féminisme sans intersectionnalité », je préfère : « Pas de féminisme sans lutte des classes ! »
* Note d'activista.be : Sur ce point précis, Montaine Kayaert semble par trop simplifier la
position d'Angela Davis, qui n'a jamais cessé d’insister sur la
nécessité de lutter ensemble contre le capitalisme. Voyez cette interview d'Angel Davis, reprise le même jour.
- Crenshaw, K. W., & Bonis, O. (2005). « Cartographies des marges : Intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur » : Cahiers du Genre, n° 39 (2), 51.
- Idem, p.54.
- Koechlin Aurore, La révolution féministe (Amsterdam), p.53, 2019.
- Patricia Hill Collins est une sociologue étasunienne qui a beaucoup travaillé sur le féminisme noir c’est également l’une des théoriciennes de l’intersectionnalité aux USA.
- Collins, P. H. “Intersectionality’s Definitional Dilemmas”, Annual Review of Sociology, 2015.
- Eléonore Lépinard est une sociologue française spécialisée dans les études de genre qui a réalisé de nombreux travaux sur l’intersectionnalité notamment Pour l’intersectionnalité avec S. Mazouz (2021).
- Lépinard, É. (2015). Praxis de l’intersectionnalité : Répertoires des pratiques féministes en France et au Canada. L’Homme et la société, 198 (4), p.149.
- Lépinard, É., & Mazouz, S. (2021). « Pour l’intersectionnalité », Pour l’intersectionnalité (p. 3‑71). Anamosa.p.17-18.
- Gallot, F., Noûs, C., Pochic, S., & Séhili, D. (2020). « L’intersectionnalité au travail », Travail, genre et sociétés, n° 44(2), p.27.
- https://lavamedia.be/fr/la-division-sexuelle-du-travail-et-la-domination-masculine/
- https://lavamedia.be/fr/marx-luttes-de-classes-et-antiracisme/
- https://lavamedia.be/fr/journee-internationale-des-femmes-une-celebration-militante-1920/
- Sankara, T.(2001). L’émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique.,Pathfinder, p.71.
- Koechlin Aurore, La révolution féministe Amsterdam, p.130, 2019.
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