Catherine Dufour : «Bootz change de mode»

Liberatore - Extrait de "Ranxerox"

 

Par Catherine Dufour (Auteure / gauche / France)

Publié le 28 septembre 2016 par Solidarium

Note : 

Catherine Dufour est une romancière, nouvelliste et informaticienne française. Elle écrit des romans et des nouvelles de fantasy, de science-fiction et de littérature blanche utilitaires. Lauréate des prix Merlin, Rosny aîné, Bob-Morane, Lundi, Masterton et du Grand Prix de l’imaginaire. Avec d'autres auteurs de science-fiction, elle fonde le « collectif Zanzibar » afin de développer une réflexion commune pour « désincarcérer le futur ».

Cette nouvelle a été reprise dans le recueil L’arithmétique terrible de la misère sous le titre "L’arithmétique de la misère" dans une version "sévèrement rallongée", selon l'auteure.


BOOTZ CHANGE DE MODE


Bootz chaussa ses lunettes VirtualReality© qui déployèrent devant lui, sur cent vingt degrés, une mosaïque de vignettes. Suspendues dans les airs, elles caviardaient son salon de fenêtres ouvertes sur d’autres mondes. Tendant le doigt, Bootz alluma sa cam : Rec.
[Gros plan sur sa main droite reposant sur son genou]

« Ce que les hommes veulent, ce sont des soins ciblés pour peau exigeante. »
Stop. Edit.
En trois pichenettes sur son écran immatériel, Bootz ajouta un peu d’écho, monta de dix degrés la température de couleur et gomma une verrue au gras de son pouce. Puis il mit ses lunettes en veille et jeta un regard dubitatif au panier d’échantillons qu’il venait de recevoir. Boy’z in the hood : sérum contour des yeux au kinkeliba, gel à raser à l’extrait de baobab. Ça c’est pittoresque, le baobab. Et les abonnés de son vlog mode, au fond de leur office-to-rent de La Défense, appréciaient le pittoresque. Avec un soupir, Bootz se résigna à aller espionner quelques vlogs mode concurrents et néanmoins amis. OpenDoor venait justement de publier un nouveau post :
« Pour vivre trois jours sous le signe de l’élégance masculine : costume Zaha, polo IKXS, sneakers Badidass, lunettes Vries von Voten. »
Hinhinhin, super pas banal d’aller acheter un polo chez IKXS en pompes Badidass.
Bootz bascula vers le vlog suivant : Novoid_store, moins bas de gamme et plus pédant, forcément. Dès l’intro, il fit le plein d’UV :
« Cette lumière flamande est parfaite pour vous présenter le costume qui va m’accompagner cette saison tellement il est top ! »
C’est certain, avoir pour arrière-plan les serres de Laeken, ça valorise les produits.  
Bootz grimaça : vu le loyer de son studio parisien, il n’était pas près de se payer un billet pour Bruxelles, encore moins une suite dans ce Hebrides Resort dont Novoid vantait les chaises longues sur cinq mille signes. C’est tout juste s’il avait de quoi descendre griller à La Baule cet été.
Mais un bon vlogueur mode habite Paris. Saint-Ouen à la limite, mais sûrement pas Noisy-le-Grand.
« En furetant parmi les soldes, mon regard s’est tout de suite posé sur cette chemise en soie intelligente, un top ! »
Faut qu’il arrête avec les tops, l ’ami Novoid.
Bootz sortit le nez de son écran : dehors le temps était beau comme d’habitude, doux comme rarement. Un vrai temps pour aller « shopper » en vrai. Mais où ? Il me faut du pittoresque pas cher et pas loin, mais qui ne fasse pas cheap. Son cerveau moulina paresseusement, et s’arrêta sur les puces de la porte de Saint-Ouen. Un peu d’authenticité ne peut pas nuire.

En sortant du métro, Bootz rangea ses lunettes. L’authentique, ça se mérite et le numérique, ça se vole.
Au bord du périphérique, une foule de badauds s’écoulait dans un lacis d’échoppes montées sur tréteaux sous un chapeau de bâche bleue. Des vendeurs de haschich médicinal et de maïs grillé remontaient le flot à contresens. Au-dessus de toutes ces têtes, dans le ciel bleu jauni par le smog, on voyait briller les drones contre le grillage des chemtrails. Les deux mains dans les poches et son matériel soigneusement coincé contre son pubis, Bootz suivait le mouvement. Il s’arrêta devant un bouquiniste – Il paraît que ça rapporte bien quand on s’y connaît, le livre en bois d’arbre –  et une chapelière – Il faut banaliser la voilette pour hommes. Au bout d’une heure, il se sentit déprimé. Sans VR, le monde, c’est vite sordide. Sa bulle personnelle, dans laquelle il diffusait toujours un peu de bleu 2975c et de cool jazz, lui manquait comme un nid. Il acheta une canette de soda et la but en regardant passer les vagues de voitures et d’hoverboards.
Ce qu’il faut, c’est épicer mon côté fashion-next-door. Et la meilleure épice, c’est le sexe.
Il rêvassa à un post qu’il avait vu la veille chez LePiaf. La modeuse se chargeait les cils de Rimmel frais juste avant d’aller se coucher, pour avoir au réveil un regard barbouillé de femme comblée.
En mode homme, ça pourrait donner : deux yeux au beurre noir de street fighter fatigué.
Bootz termina sa canette.
Mouais. Pas facile à caser, le Rimmel pour homme. Mais il y avait quelque chose de troublant dans ces coulures qui délayaient le regard jusqu’aux joues et témoignaient d’une vie fiévreuse. Bootz froissa sa canette vide dans son poing : de l’autre côté de l’embouteillage, un artiste manipulait des toiles où des coulures multicolores dessinaient des visages splendides. Bootz se jeta dans le trafic, et passa dans un autre monde.

Bootz n’avait jamais cru que l’art pût servir à autre chose qu’à plumper des tee-shirts. En s’approchant des toiles alignées sur le bitume, il sentit sa pensée se suspendre et se mettre à osciller comme un ballon captif. Les visages, hiératiques et pensifs, envahissaient les toiles, les bondaient de leur présence – de plus près, Bootz vit que ce n’était pourtant que des ruissellements de couleurs. Il s’arrêta, avança encore, recula...
« Eh ! Tu vas te faire écraser, gars. »
Le type qui manipulait les toiles – il remballait, visiblement – avait un visage rieur sous une énorme chevelure frisée retenue sur la nuque en catogan. Son sweat-shirt vanné était bariolé de peinture, son pantalon n’avait jamais connu de jours meilleurs et ses chaussures étaient impossibles.
« C’est, euh, vous l’artiste ? » demanda Bootz.
L’homme tendit une main rongée par le white-spirit :
« Nadir.
— Moi, c’est Bootz. Hem. C’est top, ce que vous faites. »
Bon sang, je m’exprime comme un vlogueur en soie intelligente.
Nadir eut un grand sourire :
« Content que ça te plaise. Tu m’aides ? J’ai mon atelier pas loin. »
Bootz se retrouva, lesté de dix châssis, à suivre Nadir de l’autre côté du périphérique.

La totalité des trottoirs était occupée par des draps sur lesquels des femmes accroupies avaient étalé des piles rongées par l’acide et des bouchons de bouteilles d’eau. Ces étals hétéroclites faisaient le tour des arbres, bloquaient les entrées des immeubles, se glissaient sous les thuyas et cernaient les terrasses des cafés. Par conséquent, la foule des badauds avait envahi la chaussée, bloquant les voitures qui klaxonnaient avec résignation. Assis sur le rebord des trottoirs, des guirlandes d’enfants portant le badge bleu des réfugiés climatiques jouaient dans le caniveau avec des tessons de bouteille. Suant sous ses cadres, Bootz tâchait de ne pas se faire distancer par Nadir. Il posa la première question qui lui vint :
« Mais... ça se vend, des bouchons de bouteilles d’eau ?
— Ha ha, à ton avis ?
— Eh... je vois que ça se vend. Mais ça s’achète ?
— À ton avis ? »
Une antique 125 agacée par le trafic renversa, d’un coup de rétroviseur, un petit garçon blond qui jouait au bord de la chaussée. Le chauffard ne s’arrêta pas mais Bootz, oui. Il vit un homme se précipiter sur le petit et le prendre doucement dans ses bras. Le bambin avait l’air sonné ; l’homme l’assit le plus loin possible de la chaussée, au pied du mur de l’immeuble. Là où pissent les hommes et les chiens. Bootz releva d’un coup de genou un cadre qui glissait de ses doigts et rattrapa Nadir :
« Si ça ne s’achète pas, pourquoi ça se vend ?
— Ce n’est pas de la vente : c’est de l’occupation de terrain. Tout ce monde, ça sert à s’esquiver facilement en cas de flics. Les seuls qui vendent ici, continua Nadir, ce sont les grands en blou-son qui stationnent entre les étals. Tu les vois ? Les VR qu’on t’a volées dans le métro, elles sont dans le blouson.
— Ah, les rats ! s’exclama Bootz qui gardait un souvenir ému de sa première paire de lunettes évaporée dans un couloir de la station Réaumur-Sébastopol.
— Faut bien que ça finisse quelque part. On appelle ça “la sauvette svanète”. C’est tout récent ; deux mois ? Organisé par un type logé au Formule First un peu plus bas. Un Svanète donc. Il a un staff de Calabrais qui tient ses esclaves Valaques.
— Ses quoi ? »
Nadir tourna à droite dans une petite rue plus calme :
« La brune qu’on vient de croiser, c’est son contremaître. »
Bootz tourna la tête et ne vit derrière lui qu’un montant de bois.
« Une grande gigue qui fait défiler les Valaques avec leurs ballots dès 7 heures du matin à la sortie du métro. Elle les fouette pour les faire avancer plus vite. C’est un peu loin de la civilisa-tion, ici. »
Ils étaient arrivés devant un vieux portail en bois gris.
« Mais ceux qui râlent le plus depuis deux mois, c’est les biffins. D’ailleurs, en voilà un. Salut Angelo ! »
Nadir appuya ses châssis contre la porte et serra la main d’un vieil homme qui abritait un œil luisant sous une casquette grise.
« Salut l’artiste ! Un coup de pogne pour rentrer tes bavures ?
— Toujours l’œil esthète, hein ? Viens, j’ai des bières au frais. »

Tandis que Nadir s’affairait, Bootz regardait avidement autour de lui. Ici, un monstrueux chutier de bois. Là, un cimetière de bombes de peintures. Plus loin, un amas agricole – sacs de terreau et grillage à poules. Au milieu, des chaises de jardin et une table basse. Tout près, un frigo enterré sous les autocollants libertaires. Au-dessus, du plastique ondulé vaguement trans-parent. À terre, un lino bleu déroulé sur un sol en palettes de chantier. Bootz posa son chargement avec un frisson de protopunk entrant à la Factory. Ainsi, c’était ça, le « Saint-Ouen bohème » ? L’atelier typique de « ce quartier en pleine effervescence artistique qui rappelle le Montparnasse des années 1930 », comme disait Télérama ? C’est plus genuine qu’un concept-store Gaëtan Gloss, pas de doute. Il alla s’asseoir à côté d’Angelo en essayant une démarche nonchalante, et faillit voler sur une bouteille vide. On est superloin de la rive gauche, quand même. Le vieil homme s’en roulait une à même une vieille blague à tabac en cuir.
« Bootz m’a posé des questions sur la sauvette svanète, dit Nadir. Il n’ajouta rien ; il devait savoir que ce n’était pas la peine.

— Ah, les salauds ! s’exclama Angelo. Vingt ans que je viens ici tous les dimanches et en deux jours, ils m’ont viré !
— Les Calabrais ? demanda Bootz pour faire son renseigné.
— Non, les Kalmouks, grogna Angelo. Il y en a toute une bande embauchée par les Svanètes pour faire le placement. C’est que c’est carré, un Kalmouk. »
Des deux mains, il dessina une silhouette de machine à laver.
« Pis c’est pas aimable ! Vingt ans qu’on était là, nous les biffins, les rois de la récup’, une bonne centaine au bord des puces, à vider notre petite caisse sur nos pieds tous les week-ends et paf !
Les autres doryphores, là – c’est des parasites de la pomme de terre – une très jolie bestiole, mais qu’est-ce que ça bouffe ! Non, parce que mon vrai métier, c’est jardinier – T’as du feu ? Ça ne fume plus, ces jeunes. Nadir ? Merci. Donc on était là et les sauvettes Svanètes sont arrivés, hyperorganisés ; ils ont pris toutes les places et maintenant que tout est pris, ils se battent à coups de barres de fer pour un pauvre emplacement au pied de l’hôtel. Et l’État qui ne fait rien. Je paie des impôts, moi ! Enfin, j’en paierais si j’étais imposable. Salauds de Svanètes. »Angelo tira férocement sur son mégot, regarda avec reproche le bout éteint et le ralluma en fermant un œil. Bootz en profita :
« Alors comme ça, vous êtes jardinier ?
— Yep. Je fais les pelouses du square des Guirlandes.
— Enfin tu faisais, rigola Nadir en s’asseyant enfin. Il riait un peu sans arrêt, de tout.
— Sûr, depuis que les Thraces se sont installés là, je gère surtout un camp de première urgence,
dit Angelo plus posément.
— Oh, vous gérez un camp thrace ?, demanda Bootz avec avidité – Trop top ! De l’humanitaire de proximité – avant de se reprendre. Il se redressa et but le plus nonchalamment possible une nouvelle gorgée de bière. Mais où on pisse, ici ?
— Gérer, c’est bien un mot de jeune, grommela Angelo. Je fais avec, moi je dis. Je chope de la bouffe à la mairie et des fringues chez Emmaüs – et quand il y en a un qui est trop patraque, je l’emmène chez mon toubib sur ma carte Vitale. Il fait semblant que c’est moi, cette gamine de douze ans avec un panaris gros comme son nez. »
Angelo frotta le bout de ses chaussures sur le lino – des Badidass noires, saison d’avant, pas hon-teuses, nota Bootz.
« Mais ces gens, ils sont quarante plus les gosses, le seul endroit où ils ont pu poser leur sac, c’est un square. Une pelouse, quand on vit dessus, ça devient juste un champ de boue. C’est là qu’ils vivent. Dans la boue. Les ornières, elles ont la forme de leur corps. Ils campent dans la crasse jusqu’aux yeux alors qu’un Thrace, c’est comme un Rom : il n’y a pas plus chichiteux côté propreté.
— Ça, je confirme, acquiesça Nadir. Quand ils viennent ici – je donne des cours de dessin aux gamins –, les petits font les yeux ronds parce que je me lave les mains dans l’évier. La propreté du corps et des aliments, ça ne se mélange pas, chez eux. »
Bootz hocha la tête d’un air pénétré. Au pire, il y a un évier pour pisser.
« Enfin, c’est des pauvres gens, conclut Angelo. Tu veux une autre roteuse ? Mais niveau tortore, moi je dis, ils se défendent. Tu as déjà goûté aux gioufkas thraces ?
— … avec de la Vegeta, saliva Nadir. Ce sont des épices des Balkans et ça te sauve un plat de pavés. »
Quand Bootz rentra chez lui, il avait la tête farcie de recettes de beignets, la vessie pleine à craquer et il marchait en zigzag, mais il était content. Il mit en ligne un post un peu incohérent qui parlait de Vegeta et de bohème. Celui-ci eut un succès modeste.

Le lendemain matin, Bootz décida de profiter d’un beau soleil jaune clair pour photographier les échantillons Boy’z in the Hood à même le parquet de son salon. C’était un beau parquet ; pas un lino troué sur un lit de boue. Le top du parquet, hein ? Blond comme un petit garçon sonné au pied d’un mur. Encore à genoux parmi ses fioles, Bootz lança une recherche : « sauvette biffins saint ouen ».
Libé en parlait, planant dans des hauteurs, ainsi que Le Parisien, plus rase-bitume, et Lafranceauxfrançais, carrément pas dans le même registre. Il en ressortait que tout le monde était dépassé par le raz-de-marée ; une misère toute neuve déferlant sur une pauvreté ancienne.
Conclusion : c’est à l’État de s’en débrouiller.

Bootz sortit son carnet de moleskine noire. Quand on vlogue, c’est en VR, mais pour une enquête journalistique, le « moleskine » est incontournable. Et il avait décidé de passer en mode journalistique.
[Appel téléphonique – commissariat de Saint-Ouen]
« Ah, ce n’est pas de notre ressort. Le marché aux puces de Saint-Ouen, il est sur Paris. »
[Appel téléphonique – commissariat de Paris 18e]
« Mais il ne faut pas nous déranger comme ça, monsieur. Si c’est une urgence, il faut passer par le 17. »
[Appel téléphonique – 17]
« Vous avez composé le 17, ne quittez pas. »
[Appel téléphonique – commissariat de Paris 18e – service des relations avec les usagers]
« Mais on sait, monsieur ! Mais quand on intervient, les sauvettes se replient sur Saint-Ouen ou sur Aubervilliers. Le marché déborde à la frontière des trois communes et nous, on n’a pas le droit de franchir le périph’. Si vous avez des nuisances, il faut appeler le 17. C’est la seule façon pour que les appels liés à la sauvette soient comptabilisés, monsieur. Ça nous aiderait, monsieur. »
[Appel téléphonique – 17]
« Vous avez composé le 17, ne quittez pas. »
[Appel téléphonique – commissariat d’Aubervilliers]
« J’ai deux unités sur le problème, je ne peux pas faire plus. De toute façon, dès que les sauvettes sont sur Aubervilliers, j’envoie quelqu’un. Ils prennent leur ballot et ils vont sur Saint-Ouen, à trois mètres. Ah non, je ne peux pas franchir la limite de notre territoire, monsieur. Il faut le signaler au 17, c’est tout. »
[Appel téléphonique – 17]
« Comptabiliser les appels ? Ah j’ai bien que ça à foutre, oui ! »
Bootz mit en ligne un post en forme d’échange téléphonique qui se voulait drôle. Il perdit un tiers de ses abonnés.

Bootz retourna là-bas. Il avait toujours ses VR cachées dans son slip mais son regard, lui, avait changé. Il repéra les voitures aux vitres bouchées – à combien vivent-ils, là-dedans ? Il aperçut les femmes qui lavaient les cheveux de leurs enfants dans le caniveau ; il entendit une passante dire à son fils d’une huitaine d’années :
« Tu vois ce qui arrive quand on ne travaille pas bien à l’école ? »   
Et il s’entendit s’exclamer :
« Mais vous êtes lamentable ! »   
Il prit un café au bar du marché, y retrouva Angelo et le suivit au Vieux Cèdre.

C’était un vrai vieux cèdre, un miracle d’arrière-cour qui étendait ses longs bras bleus au-dessus des pavés. Assises à son ombre, une vingtaine de personnes prenaient l’apéro. Nadir était là, ainsi qu’une grande Allemande blonde, un homme en costume-cravate au teint végétalien, une famille valaque que Bootz prit pour des Illyriens, une bande de vieux, une élue survoltée et quatre parents d’élèves. Fourbement, Bootz mit le micro de ses VR sur rec. – il n’osait pas  sortir son « moleskine ».

Serena, journaliste :
« Je reviens du camp attique, celui sous l’échangeur de l’A 93 – j’en ai encore les poils des bras en aigrette. Tu comprends, ils arrivent ici, on leur dit “pas de problème, on étudie votre dossier de demande d’asile climatique, rendez-vous dans… cinq ans.” Cinq ans ! Cinq ans sans permis de travail, après on leur reproche de travailler illégalement. En aigrette. » Radouan, responsable de la fondation Onix pour le 93 :
« Je ne comprends pas que les actus n’en parlent pas. On vient de remporter un combat de vingt ans pour obtenir une extension des DSP au social, merde ! Oui, je vous explique : une DSP, c’est une délégation de service public. L’État délègue certaines de ses prérogatives à d’autres acteurs.
Jusque-là, les DSP étaient limitées à quelques domaines comme les transports. Et on a réussi à faire évoluer la loi. Je vous explique : la nouvelle DSPS permettra aux membres d’un territoire d’obtenir la gestion d’espaces urbains pour un usage commun. »  
Radouan avait levé vers le ciel un doigt inspiré :
« Il s’agit d’une réelle reconquête de l’espace public. Depuis hier, on peut monter des jardins par-tagés dans toutes les friches urbaines du quartier – merci le dernier crunch immobilier. Des jardins qui permettront aux gens qui ont faim de cultiver des légumes et des fruits, aux enfants de jouer sur l’herbe et de quoi parlent les médias ? Du foot et de la panne de mollet de Heredia. »
Zohra, retraitée :
« On ne peut plus rentrer chez nous, c’est tout. De la sauvette, de la sauvette partout ! Moi, j’ai une canne, comment voulez-vous que je passe, avec tous ces draps par terre ? Un jour, un habi-tant va prendre son fusil et pan ! Il va y avoir un mort, un jour il y aura un mort. »
Bootz : Ils nous pousseront à nous entretuer... Bon sang, ça vient d’où, cette phrase ? La réponse fusa de son cerveau aussi vite que s’il avait interrogé Google : Boy’z in the hood, le film. Quel crétin de marketeur a osé donner ce beau titre à un gel à raser ?
Cosmin :
« Pour un vrai plov, il faut une terrine en argile. »
Nadir :
« Non, le sol est trop pollué ; il faut une plantation hors-sol. Une couche de carton, une couche de déchets bruns, une couche de déchets verts et mes courgettes, elles sont comme ça ! »
Angelo :
« Lui, c’est Bootz. Lui, c’est Cosmin, le meilleur cuistot rom de ce côté-ci de la Seine. Tu as déjà goûté son plov ? Il faut que tu goûtes son plov. »
Nadir :
« Oh, Bootz ! Tu sais quoi ? Le type d’Onix vient de m’apprendre qu’on a enfin la DSPS qu’on attendait ! Tu n’as pas des vieux pots de fleur chez toi ? J’ai trente jardins potagers à planter. »

Épuisé et un peu saoul, Bootz acheva sa soirée en déversant dans son vlog un flot de connaissances toutes fraîches :
« Alors l’asso s’appelle “On sème tous”, le pote-funding est là, il n’y aura pas que des légumes et des fruits, il y aura aussi des fleurs pour les ruches de Saint-Ouen – des pervenches et des soucis, ça ressemble à ça – des mel-li-fères. »
Ce post eut un succès bizarre. « On sème tous » reçut notamment vingt sacs de semences de la part de Compost’heureux (rue Charlemagne, 4e arrondissement) et le Truffineau des quais de Seine lui livra deux cents kilos d’invendus (surtout du grillage à tomates et des fers de binette).

Le coup de fil arriva alors que Nadir montrait à Bootz comment butter des haricots. Quand Nadir raccrocha, il était blême et, pour la première fois depuis que Bootz le connaissait, il avait cessé de rire.
« Un  problème ? risqua Bootz toujours accroupi près du sillon, une binette à la main.
— Mon job. Celui du loyer. »

Bootz réalisa qu’il ne savait même pas ce que Nadir faisait de ses journées quand il n’était pas occupé à planter, dépoter, rempoter ou peindre. Il attendit.
« Je travaille chez VitExped. Dans les entrepôts. J’en suis à mon dixième stage. Ils devaient me passer en CDD le mois prochain – c’est la loi. Mais ils font toujours ça. Ils vous virent.
— Et euh, ton syndicat ?
— La CTT ? Depuis que je les ai traités de nationalistes – quand ils ont installé les grilles pour déloger les Andalous qui campaient sur leurs pelouses  –,  je ne compte plus trop sur eux.
— Et tes collègues ?
— Une grève ? Ils seraient virés en vingt-quatre heures.
— Et les Prud’hommes ?
— Trois ans d’attente pour deux mois de salaire ? »
Nadir se pencha à nouveau sur les plants de haricots. Bootz regarda son profil crispé – grève.
Mineurs ?  Royaume-Uni. Homosexuels ? Il claqua des doigts :
« Je sais ! Au Royaume-Uni, les mineurs ne pouvaient pas se mettre en grève, alors les activistes gays – des potes à eux –, ils ont fait la grève à leur place. »
Nadir secoua la tête :
« Qui a fait quoi, où ?
— Si vous ne pouvez pas faire grève de peur d’être virés, envoyez d’autres gens. Des gens qui ne risquent pas d’être licenciés parce qu’ils n’ont pas de travail. Tu es en train d’ouvrir des jardins pour que les climatiques puissent manger, ils te doivent bien un coup de main en retour. Laisse, je m’en occupe. Bon sang, pour une fois que je vais m’occuper de quelque chose ! »Nadir, bras ballants, regarda Bootz sortir du jardin partagé au pas de course en hurlant « Angeloooo ! »

« L’important, ce n’est pas de bloquer le siège, avait expliqué Bootz. Bloquer le siège, ça va nous mener à six mois de grève. L’important, c’est de bloquer un centre de profit. Un site d’expédition.
Une journée de blocage, c’est cent mille euros de chiffre d’affaires. On va avoir beaucoup de flics, mais on gagnera en vingt-quatre heures. Maintenant, trouvez-moi des bouteilles d’hélium ! »
C’est ainsi que le lundi suivant, à 5 heures 30, une foule dense arborant au revers de vêtements de tous horizons le badge bleu des réfugiés climatiques convergea vers le 12 de l’avenue Piquet.
Chacun tenait, au bout de longues ficelles, vingt ballons de baudruche noués de rubans d’aluminium qui crissaient dans le petit vent de l’aube. Le premier vol de drones qui s’éleva du centre d’expédition se perdit dans des nuées multicolores. On entendait les baudruches exploser, et le bruit sec des drones s’écrasant sur le bitume, les pales ligotées par des mètres d’aluminium.
Serena couvrait l’événement.
La police commença la chasse aux climatiques à 5 h 45, mais ils s’étaient déjà égayés dans les rues. Nadir et douze de ses collègues décrochèrent leur CDD à 11 heures. À midi, Bootz affichait toujours un air de ravissement suffisant qui faisait rire Angelo. Il publia un post triomphal et, dès 13 heures, son écran se mit à clignoter en tous sens : la fréquentation de son vlog avait décuplé, le nombre de ses rageux centuplé et le pote-funding explosé.
« Michto ! brailla Cosmin en ouvrant sa marmite sur un somptueux plov poulet à la Vegeta. C’est prêt ! »
Bootz replia ses VR, les enfonça dans sa braguette d’un geste nonchalant et alla rejoindre
Angelo, Nadir et les autres pour déjeuner sous le cèdre.

FIN

 

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