K.Kattan : « Pourquoi Gaza a-t-elle disparu derrière des sophismes, des approximations, des murmures désolés ? »
Par Karim Kattan (Écrivain / gauche / Palestine-France)
Publié le 8 octobre 2024 par Le Monde
Quel bien étrange paradoxe : Gaza est partout et nulle part. Il est aussi courant de lire chaque jour le nombre de morts que de commenter les averses en automne. Phénomènes météorologiques, violence atmosphérique : la pluie est normale, et mourir amputé, torturé, affamé par les Israéliens à Gaza aussi. Nous redoutions ce moment mais le savions inévitable tant la mécanique du racisme est prévisible : les gens s’y sont habitués. Les Israéliens comptaient-ils sur ça, sur l’effet du temps qui atténue l’horreur, facilite le consentement, habitue au pire ? Quoi qu’il en soit, la crise ne suscite plus le même intérêt. Gaza, champ de mort, la Palestine mutilée : dorénavant une normalité et non une urgence. Un aléa, non des crimes contre l’humanité. Une guerre, non des atrocités.
En France, comme ailleurs, des controverses détournent l’attention. Chaque jour apporte sa petite polémique, où des représentants du pouvoir français s’indignent au sujet des propos tenus par Untel ou Untel et lancent des accusations en tout genre, peu caractérisées, expriment des indignations morales approximatives qui ne souffrent aucune démonstration. Le tout, souvent, pour taire la parole en soutien à la survie et la liberté des Palestiniens. On aurait rêvé qu’ils s’indignent avec au moins autant de ferveur au sujet des dizaines de milliers de victimes palestiniennes.
Quant aux automatismes journalistiques que l’on aperçoit un peu partout – utilisation de la voix passive, de verbes approximatifs, déshistorisation, euphémismes –, ils viennent créer des ambiguïtés, rendre impersonnelles les atrocités, amoindrir les réalités de l’apartheid, de l’occupation, de la colonisation. C’est à se demander vraiment qui tue les Palestiniens, dans quel but, et depuis quand.
Les témoignages des citoyens, des journalistes, des médecins et des rares étrangers pénétrant dans l’enclave détruite mettent en lumière à quel point ce paysage discursif est défaillant. Ils montrent que l’enfer est là depuis près d’un an déjà. Même les soldats le décrivent, car ils sont fiers d’avoir créé cet enfer. Tout cela en dépit du black-out médiatique total imposé par Israël, qui s’assure qu’aucun journaliste étranger ne puisse pénétrer dans Gaza, à moins d’être escorté par l’armée.
Démissions consenties
Manière grossière, mais efficace, d’empêcher la production d’une iconographie directe de ses crimes – bien sûr, les Palestiniens la produisent chaque heure, mais on ne croit jamais entièrement ce que nous disons, nous soupçonnant toujours de mensonge et d’imprécision. Ce fait, qui conditionne la manière dont les nouvelles circulent ou non depuis Gaza, devrait être mentionné dans chaque article pour contextualiser les sources, leur absence ou leur fiabilité. Or, il est seulement rappelé de temps à autre, de façon incidente, jamais comme l’élément structurant de l’information en Israël-Palestine.
Pourtant, les instances internationales, les spécialistes, les chercheurs, les juristes alertent. Beaucoup affirment que tous les critères sont réunis et que nous faisons face à un risque de génocide – ce mot qui semble horrifier les politiciens plus que les réalités qu’il désigne. Certains disent même que ce génocide serait en cours. En tout cas, l’agression est si furieuse que Gaza est aujourd’hui le lieu au monde le plus dangereux pour les enfants.
Où est Gaza ? Pourquoi a-t-elle disparu derrière des sophismes, des approximations, des murmures désolés ? C’est qu’on a consenti à bien des démissions avec nos mots.
En plus de Gaza, d’autres ont disparu : où êtes-vous, mes pairs, mes collègues, mes amis – vous, les écrivains ? Où est votre parole collective, vous, penseurs et faiseurs de mots ? Mes amis, auriez-vous perdu l’usage du langage, oublié comment vous organiser ? N’avez-vous pas vu qu’on détruit aussi les livres, qu’on décime les vôtres, qu’on rase vos lieux sacrés d’apprentissage, d’inspiration, d’oisiveté, de souvenir : bibliothèques, universités, ruelles, chambres, jardins ? Voici devant vous l’endroit où l’on vous assassine et mutile impunément ; où meurent le plus de gens qui écrivent et le plus d’enfants qui rêvent.
Où sont vos têtes, vous si fiers de vos pensées ? Où sont vos plumes, vous qui vous épanchiez partout en cette rentrée littéraire ? Vous étiez partout, mais là, vous n’êtes pas. Où êtes-vous ?
Gaza n’a pas disparu de l’esprit de tous, fort heureusement. On salue ceux qui se réunissent, ceux qui militent, qui écrivent et qui regardent ; les étudiants qui résistent face à des administrations hostiles ; les activistes, mais aussi les citoyens qui œuvrent pour la justice, et certains d’entre vous qui osent prendre la parole. Mais ces derniers sont rares : où êtes-vous ?
La normalisation de l’horreur
J’entends que la normalisation de l’horreur, le rétrécissement de l’empathie, est aussi un mécanisme de défense, pas seulement un processus sinistre. Toutefois, ces dernières semaines, j’ai commencé à soupçonner que l’on peut nommer et théoriser un nouveau principe organisateur : la haine des Palestiniens. C’est peut-être cela qui vous fait accepter l’anéantissement et l’invasion en vous contentant de vagues formules d’empathie. Vous n’utilisez pas les mots que vous maniez si aisément ailleurs : massacres, atrocités, crimes, car, au fond, vous trouvez que tout cela est dans l’ordre des choses.
Alors, nous détestez-vous ? Comment pouvons-nous comprendre autrement votre attitude cette année passée ? On parle beaucoup de déshumanisation, mais ce préfixe « dé- » suggère qu’on nous aurait d’abord considérés comme humains et qu’au terme d’un processus nous aurions perdu ce statut. Je crains que vous n’ayez jamais considéré les Palestiniens comme des êtres humains.
Je vous soupçonne désormais de cette haine. Certes, elle est nourrie d’islamophobie, de haine anti-arabe, de racisme, du substrat colonial qui charpente la pensée française. Certes, elle est passive, froide, nourrie d’indifférence. Mais elle est aussi, dans cette nouvelle séquence historique, une haine singulière des Palestiniens.
C’est peut-être seulement ainsi que je peux m’expliquer votre démission intellectuelle, qui risque de devenir, chaque jour un peu plus, votre complicité. Contre toute attente, j’espère me tromper, mes amis. Je comptais sur vous. Je croyais en vous. Où êtes-vous ?
Publication originale sur Le Monde